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Les Révolutions arabes en chantant !

avril 13, 2011

De la Tunisie à l’Égypte, la « rue arabe » a enchanté le monde par son soulèvement « selmeyya, selmeyya » (pacifique) pour la liberté et la démocratie, la dignité, l’égalité et la justice sociale. Ferments de la fierté retrouvée, chansons et cultures populaires ont incarné la volonté de faire tomber les tyrans et leur régime-système dans un état d’esprit rassembleur, unitaire et créatif, qui a donné à la Révolution des allures de fête, malgré le sang et les larmes.

Les artistes, au diapason d’une expression populaire libérée des entraves de la peur, participent à cette véritable révolution culturelle en cours, bouleversant le primat traditionnel du « politique ». En hommage à leur engagement, voici un passage en revue de la bande-son du « printemps arabe ».

Mohamed Bhar au meeting de solidarité avec la lutte du peuple égyptien, Paris, 15 février 2011 (c) Rayane Hamed Abdallah

« Dégage, dégage »

Culture et politique ne font pas toujours bon ménage. A chaque meeting politique, les artistes aussi « engagés » soient-ils, fulminent ainsi à l’idée de servir d’intermède culturel, de faire-valoir aux  discours politiques grandiloquents. Ce fut encore le cas pour Mohamed Bhar, au meeting de solidarité avec la lutte du peuple égyptien tenu le 15 février 2011 à la bourse du travail de Paris. « Fanan » tunisien auteur-compositeur-interprète, il avait prévu de donner un récital de ses dernières créations, élaborées en plein soulèvement. (cf. « Bouzid » ; « Bouazizi » ; « Dégage»)

Mais face aux torrents rhétoriques qui ont quelque peu épuisé l’auditoire, et vu la sono calamiteuse du lieu, il a entonné « Dégage, dégage », un texte à l’intention de Ben Ali écrit alors que celui-ci était encore au pouvoir. Puis il a remballé son luth, au grand désarroi des fans qui s’attendaient ensuite à des reprises de Cheikh Imam, le célèbre barde contestataire égyptien, dont il connaît le répertoire par cœur. Amour propre ? Certes. Narcissisme ? Non. Car Mohamed Bhar est aussi une de ces « petites mains » militantes qui dans un anonymat ingrat assument le travail d’organisation pratique de la solidarité avec les peuples tunisien, égyptien ou encore libyen, qui tiennent la permanence au local, se tapent des réunions interminables, trimballent les banderoles, et négocient pied à pied avec la préfecture le parcours des manifestations. Il est lui-même présent dans la rue à Paris, tantôt comme manifestant lamda, tantôt avec son luth pour jouer devant un public vite séduit.

« Kelmti Horra , Je suis libre, ma parole est libre »

Le soir même de la fuite de Ben Ali à Tunis, Amel Mathlouthi était elle aussi dans la rue et, par ses chants, a donné du baume au coeur des manifestants, rassemblés pour une vigie en hommage aux disparus. « Je suis libre, ma parole est libre », vocalise-t-elle sans emphase, bougie à la main, passant du « je » au « nous ». « Je suis la voix des rebelles, nous n’avons pas peur ». « N’oublions pas l’étincelle de cette révolution, Mohammed Bouazizi », « diplômé chômeur »  devenu par défaut marchand ambulant qui s’est immolé par le feu le 17 décembre 2010 pour dire non à la hogra policière. « Kelmti Horra », chanson écrite bien avant l’accélération de l’Histoire mais aujourd’hui réactualisée, témoigne d’un engagement antérieur, alors même que régnait terreur et censure politique. Badiaa Bouhrizi-El Werghi, elle aussi, n’a pas hésité à s’exposer auparavant en rendant hommage à El Hafnewi El Maghzewi, tué par balles le 8 juin 2008 lors de révoltes contre le chômage, la corruption et le clientélisme à Redayyef, dans la région minière de Gafsa (sud tunisien). Réfugiée depuis en Angleterre, elle a pris les devants dans la mobilisation en faveur de la Révolution, quitte à chanter toute seule devant le consulat. Avec sa guitare sèche et ses protest-songs scandés en public, elle a des allures de Joan Baez arabo-berbère envoûtante.

La planète rap se mobilise contre l’injustice :« Khalass, ça suffit ! »

En Tunisie même, le mur de la peur s’est petit à petit fissuré. Mais les concerts non-officiels étant interdits et les labels inaccessibles, des artistes ont commencé à poster leurs productions sur Facebook ou MySpace. C’est ainsi que Hamada Ben Amor, alias El General, jeune rappeur de Sfax, a balancé le 7 novembre 2010 « Raïs le bled », un libelle qui apostrophe directement le président sur « el machakel (les problèmes) wal souffrance ». Sur les flics et les baffes. Sur la misère sociale et l’absence de droit d’expression. « Aujourd’hui je parle au nom du peuple écrasé par le poids de l’injustice », scande-t-il. Son franc-parler, en langage arabe populaire, fait mouche, au-delà des frontières. La chaîne Al Jazeera la rediffuse, lui donnant une notoriété accrue. Le pouvoir coupe alors sa page MySpace et la ligne de son portable. El General récidive pourtant quelques semaines plus tard avec « Tounes Bladna » (Tunisie, notre pays). Pour le faire taire, la police l’arrête le 6 janvier. Les milieux culturels établis ne réagissent guère, mais les protestations fusent sur les « réseaux sociaux ». La mère et la soeur du rappeur clament leur indignation, dont l’écho est amplifié par des vidéos circulant de façon virale sur internet. Trois jours après, El General est libéré et accueilli en héros.

La planète rap s’empare de ce que l’on surnomme déjà le « printemps arabe », parfois avant-même que les soulèvements n’éclatent au grand jour. Et, fait marquant, les rappeurs réussissent à donner d’emblée une dimension pan-arabe et internationale effective à leur démarche, là où les militants politiques ont une fâcheuse tendance à juxtaposer des analyses pays par pays, sans vraiment trouver ce qui fait lien. Le trio de rappeurs cairotes d’Arabian Knights, qui s’auto-brocarde comme la « Ligue arabe du rap », est parmi les premiers à balancer via internet un son bricolé sur la « journée de la colère » du 25 janvier en Egypte, puis de provoquer un buzz avec « Not Your Prisonner », un morceau en association avec la rappeuse Shadia Mansour et le producteur basé aux USA Fred Wreck, tous deux d’origine palestinienne.  Le 8 février, Arabian Knights entonne cette chanson contre l’oppression place Tahrir, devenu l’épicentre de la révolution. Plus radical et plus explicite encore dans sa dénonciation du pouvoir égyptien, le tube « Dod el Hokouma » (Contre le gouvernement) de Rami Donjwan circule tous azimut. On le retrouve ainsi aux côtés d’autres rappeurs arabes sur la mix-tape « Mish Ba3ed » (C’est pas loin), concoctée par des Libyens exilés aux USA, sous le label Khalass (ça suffit, c’est fini !). Comme pour signifier « la fin des métaphores », les paroles sont un « appel direct à la révolution », clame Karim Adel Aïssa d’Arabian Knights. En effet, le rap ne s’embarrasse pas des métaphores amoureuses aux sens cachés ou allusifs que seule la malice goguenarde des Egyptiens peut instantanément décoder.

Mohamed Mounir, pop star, chante "Ezay ?", Comment ça se fait ?

« Hadouta masriya », Un Conte égyptien place Tahrir

Un genre populaire pourtant encore très prisé, avec lequel les rappeurs ont cohabité place Tahrir, lieu de passage désormais obligé pour tous les artistes. Le célèbre Mohamed Mounir, connu à l’étranger pour ses virtuoses prestations dans les comédies musicales de Youssef Chahine (Le Sixième jour; Le Destin), s’est ainsi produit sur la place le 18 février avec son nouveau tube « Ezaï ? » (Comment ça se fait?). De mauvaises langues l’ont critiqué pour avoir débarqué « après la bataille ». Quel affront que de le comparer aux « révolutionnaires de la 25ème heure », tel Tamer Hosni, grande vedette du show-biz chassé de la place. Et pour cause : quelques jours plus tôt, ce dernier avait lancé un appel pro-Moubarak à la télévision ! « Mohamed Mounir n’a rien à prouver ! » s’exclame Hussein el Ganainy, jeune journaliste égyptien de Paris allé sur place partager ce moment de l’Histoire en train de s’écrire. Et de fait, les manifestants hommes et femmes, jeunes et vieux, toutes classes sociales mélangées, en galabeyas ou sweat shirts, foulard ou casquette sur la tête ( et parfois les deux en même temps!), ont bien repris en choeur ses chansons à l’humanisme sentimental et universaliste lors des veillées nocturnes sur la place. Son « Hadouta masriya » (Un Conte égyptien), c’est « une des meilleures chansons patriotiques sur l’Égypte », insiste Hussein.

« Le monde est à l’écoute »

Tout ce peuple rassemblé sur la place a fasciné le monde entier, émerveillé par les images de fusion populaire et de diversité politique et culturelle renvoyées par les télévisions et les sites de partage vidéo. Il a insufflé une énergie extraordinaire dans des sociétés plongées dans la déprime liée aux  crises économiques à répétition. La révolution égyptienne en live devient globale, intelligible partout, et inspire une profusion de productions musicales autour de la figure de la confiance en soi et de la fierté retrouvée.

Parfois c’est du grand n’importe quoi, comme la reprise de « Walk like an Egyptian » des  Bangles- remixé par Bassnectar , bientôt détournée par les manifestants britanniques qui défileront contre la méga-cure d’austérité promise par le gouvernement Cameron sous la banderole « Strike like an Egyptian ». Plus sérieusement sur son blog, Natacha Atlas, la reine arabo-européenne du techno-pop oriental, raconte combien elle a été éblouie en suivant les nouvelles en direct à la télévision, et son désir irrépressible de contribuer à l’appel à « se tenir debout et éveillés, venant de cette terre, où la tête haute, les mots sont pourvoyeurs de vérité ». Avec Bacha Beats, elle livre alors un poignant « Egypt: Rise to Freedom » dédié au soulèvement du peuple égyptien, remix de son précédent « Mounqaliba ». « Le monde est à l’écoute », conclut cette video/song, sur des images de l’imposante banderole qui proclame place Tahrir : « le peuple veut la chute du régime », traduite en anglais.

Yusuf Islam, l’ex-pop star britannique aux yeux de chat – d’où son nom de scène Cat Stevens – revient aussi avec « My people », chanson directement inspirée dit-il, par la « protestation sociale pacifique » des Égyptiens et leur volonté de « changement », esquissant un parallèle avec « We shall overcome » (Nous triompherons), le fameux hymne à la joie du mouvement pour les droits civiques des Noirs américains (Music & Revolution, Al Jazeera, 25 février 2011). Sa part d’égyptianité, il la dédie aussi à tous les peuples du monde vivant sous la coupe de régimes despotiques. Ainsi a-t-il réalisé pour son clip une version avec les images de la révolution du 25 janvier, et une autre intégrant d’autres images-témoins des injustices aux quatre coins du globe. (My people  ici et ici )

« Hit-mozhaherat » – hit-parade des manifestations en musique

Bien d’autres artistes à travers le monde, jeunes pousses ou vétérans confirmés, ont célébré les révolutions arabes. Il n’est pas possible ici de les citer tous, mais cette production passionnante mériterait à l’avenir un travail d’inventaire exhaustif de ce que l’on pourrait appeler un « Hit-mozhaherat », ou hit-parade mondial consacré aux manifestations musicales du « printemps arabe ». Citons néanmoins déjà en guise de « work in process » quelques noms complémentaires, avec une spéciale dédicace : les groupes Lemchaheb (gnawa marocain) et Dissidenten (rock allemand), co-auteurs d’une adaptation de « Chohadas » (Les Martyrs) ; la rappeuse marocaine de Londres Myriam Bouchentouf, alias Master Mimz, et son flow remarqué dans « Back down Moubarak » ; l’Haïtien Wyclef Jean et sa chanson « Freedom » ; ou encore la chanson-sketch d’Adre’i, donnée sur la place Taghyer à Sanaa au Yémen, devant des milliers et des milliers de manifestants qui scandent inlassablement : « AsChaab yourid asquat el Nizam »‪

Et en Algérie ? « Yawmoun aleikoum, wa yawmoun aleina», « un jour pour vous, un jour pour nous », dit Amazigh Kateb, qui a manifesté le 12 février à Alger aux cris de « barra (dehors) le pouvoir ». Pour cette occasion, il a écrit une chanson, « 155 milliards », allusion au montant des réserves de change qui au lieu de dormir dans les caisses de l’Etat devraient être redistribuées au peuple. Mais Amazigh reconnaît que les manifs de février-mars n’ont pas été suivies. Les jeunes des quartiers populaires ne sont pas sortis parce qu’ils restent allergiques aux discours politiques de l’opposition, trop éloignés des besoins concrets des classes paupérisées. Prenant appui sur les expériences tunisiennes et égyptiennes, l’artiste aux propos militants réclame davantage de coordination et de mobilisation de la base sociale (étudiants, chômeurs, travailleurs, femmes) pour « rassembler notre peuple dans une respiration unitaire positive ». (cf. interview in DNA, 18 février 2011). Un travail de longue haleine qui, en amont du processus révolutionnaire, a été effectué par les jeunes du Mouvement du 6 avril autour des ouvriers du textile en grève à Mahalla El Koubra en Egypte. (La révolution vue de Mahalla )

Les jeunes égyptiens de Paris - orchestre improvisé dans les studios de France Culture

« Sout el Horreya », la Voix de la Liberté, dans toutes les rues du pays

Les clips égyptiens eux-mêmes captivent par leur rythme et leur écriture hybride, mix de samples de textes poétiques et d’archives, de slogans chantés et de fragments de discours, de photos et de graffs, de repiquages des JT des événements ou de portrait des martyrs. « Sout el Horreya »  ( « La Voix de la liberté dans toutes les rues du pays» ), écrit par Amir Eid du groupe rock Cairokee et Hany Adel de Wust El Balad, chanté comme un karaoké par les occupants de la place Tahrir, magnétise avec ses images tournées en caméra subjective, immergée dans la foule, comme amoureuse de tous ces visages radieux dans l’adversité, qui respirent une force collective déjà victorieuse. Les paroles, elles, fédèrent « batala » (chômeurs) et génération Facebook, au-delà de tout misérabilisme compassionnel. « Nous avons levé la tête vers le ciel / La faim ne  nous tenaille plus, le plus important c’est nos droits », scandent les manifestants-chanteurs.

Les droits et la dignité. Des revendications élémentaires au ferment très politique. D’ailleurs, signe de la distance abolie entre culture et politique, des militants chevronnés comme l’opposant Kamal Khalil scandent leurs discours au rythme cadencé des claquements de mains et des slogans chantés en refrains, lors de rondes aux allures de halaka, d’agora. « Au diable la tyrannie, on veut un État de droit, « madania », pas un État aux mains de voleurs qui cherchent à nous diviser sur des bases confessionnelles, avec leur pseudo idéologie religieuse. » La foule reprend en chœur. Parmi elle, des musulmans pratiquants en liesse, qui chantent et dansent, parfaitement au diapason des propos ambiants. Dans la plupart des vidéos-clips, les « prières des opprimés » musulmans -parfois protégés par des Coptes- donnent le top des « gomaat », les rassemblements géants du vendredi, et « Allah Akbar » résonne comme une invocation joyeuse et libératrice. En lointain écho, les Égyptiens de Paris parsèment leurs improvisations vocales d’  « Allah Akbar », tel des signes de colère apaisée, à l’occasion d’une ‘ spéciale ‘ pour fêter la victoire dans les studios de Radio France-Culture. Émotion garantie, autour de voix prometteuses, comme celle du jeune Khaled El Banna. ( France Culture, 13 février 2011)

Arhal ! Concert-monstre place Tahrir, 10 février 2011

« Biladi, Biladi, Biladi » (Mon Pays)

En France comme au pays, les Egyptiens se sont réapproprié le drapeau et l’hymne de la nation, « Biladi, Biladi, Biladi » (Mon Pays).  Une réappropriation tout sauf chauvine et aveugle. A cet égard, le rôle des artistes et de petits groupes d’éducation culturelle venus de différents coins du pays pour converger place Tahrir a été déterminant. L’Eskenderella band d’Alexandrie a ainsi rappelé le parcours de Sayed Darwich, précurseur de la musique égyptienne moderne, qui a composé « Biladi » à partir d’un poème de Younes al Qadi, ainsi que de nombreuses chansons patriotiques d’une actualité toujours brûlante. « Oum ya Masri » (Égyptien, lève-toi !), acclamée par la foule sur la place Tahrir, date de… 1919 ! Cette année-là, l’Egypte avait connu une grande révolution nationaliste et populaire contre l’occupant colonial britannique, sous la direction de Saad Zaaghloul. Homme du peuple, Sayed Darwich avait déserté l’école de chant d’El Azhar à Alexandrie pour chanter dans les cafés populaires, oud en main, conscientisant les masses. Une pratique potentiellement subversive, quasi prohibée sous le règne Moubarak (cf. à ce sujet le film Microphone, d’Ahmed Abdallah, sur la scène « indé » d’Alexandrie, sorti en 2010). Belle revanche de l’Histoire, la révolution du 25 janvier permettra à l’Eskenderella d’organiser un hommage à Sayed Darwich dans le quartier populaire dont il était originaire. Entre Tahrir et Alexandrie, le groupe écrit lui aussi « Safha guédida », une nouvelle page, et promet : « On reviendra ! » (« Rag’een»).

La Culture populaire au coeur de la Révolution égyptienne

Une culture populaire de lutte en héritage

On aura beaucoup glosé sur « l’américanisation » des formes de la nouvelle culture révolutionnaire, notamment celles adoptées par la jeunesse. C’est faire trop vite abstraction du revival tonifiant du folklore populaire, de son répertoire et de ses traditions festives, étonnants de « modernité ». La troupe El Tanbura de Port-Saïd, composée de pêcheurs, de musiciens et de philosophes soufis et animée par le charismatique Zakaria Ibrahim, a ainsi entraîné les manifestants dans l’extase au rythme de la semsemiya, sorte de lyre antique, et de chants puissants alternant reconnaissance aux martyrs de la révolution d’aujourd’hui et rappels de la culture de résistance des travailleurs et des étudiants dans les années 60 et 70 contre l’oppression du peuple au quotidien, contre l’occupation israélienne du Sinaï et les compromissions avec l’impérialisme américain. Et c’est avec surprise que l’on découvre à quel point sont populaires les textes d’Ahmed Fouad Negm chantés par Cheikh Imam, hier circulant sous le manteau et aujourd’hui entonnés à tue-tête. Tout le monde ou presque semble les connaître par coeur !

Le jeune Ramy Essam, qui sera intrônisé « le chanteur de la Révolution » – un titre honorifique autrefois attribué à Abdelhalim Hafez, le « rossignol brun » dont le titre « Ehna el Chaab » (Nous le Peuple) revient en force – s’effacera avec modestie devant le poète Negm, venu sur la scène centrale pour faire vibrer les foules avec « Yetgamaa al Oshaq » (Les Amoureux se sont réunis) ou « L’âne et le poulain », allusion corrosive à Moubarak et à son fils Gamal. Significativement, Ramy Essam a remisé ses affinités « métal rock », empoigne une guitare acoustique et compose ses chansons – dont la désormais célèbre « Arhal » (Dégage) – directement à partir des slogans de la révolution en cours. Avec cette option pop, il  entend dépasser ses propres préférences musicales personnelles – sans les renier par ailleurs – pour adopter un genre unitaire, une culture commune, qui marque son souci de fortifier le processus de révolution par consensus populaire. Un processus qui ne saurait se résumer à une addition de cultures partielles, « marginales » ou davantage « mainstream ».

« Je suis le Peuple…. et je ne CONNAIS PAS L’IMPOSSIBLE » (Oum Kalthoum)

« Ana aChaabou ana aChaabou… wala aarifou el moustahil »

Désormais, en tout cas dans la phase actuelle, la Révolution est culturellement hégémonique. A tel point qu’elle en devient pour nombre d’opportunistes un produit marketing, qui risque de galvauder son esprit-même en la vidant de son contenu, en la figeant. Or la Révolution n’est pas finie. Et les artistes « révolutionnaires » de la 25ème heure qui « grattent le bénef » ne rendent certainement pas justice à ceux qui ont vraiment payé de leur personne, parfois au prix de la vie. N’oublions pas le musicien Ahmed Bassiouni, mort place Tahrir aux premiers jours de la Révolution, suite aux tirs de gaz lacrymogène de la police. Ni les mésaventures de Ramy Essam, qui a fait partie des irréductibles refusant de quitter la place, d’abord début février, lors des charges des « baltagueya », les nervis para-policiers. Il avait alors déposé sa guitare, pour défendre le camp où lui-même s’était installé. Il a ensuite chanté, le visage ceint de bandages couvrant ses blessures, et incité ses frères et soeurs de combat à rester. Puis le 9 mars, lors de l’attaque soudaine du même camp par la police militaire décidée à les faire déguerpir, il a été arrêté et a subi de violents sévices corporels.

Amer mais pas résigné, il a rechanté sur le mode de l’humour noir : « Baisses la tête, tu vis dans un pays démocratique ». Pour lui, « Al Thawra moustamerra », « la Révolution continue ».

Ramy Essam, « LE Chanteur de la Révolution » égyptienne

Le 1er avril, il remonte sur la scène de la place Tahrir, remobilisée pour « sauver la Révolution ». Comme nombre d’artistes et de militants, qui brocardent publiquement les dérives de l’armée ( cf. Aalam Wassef, L’Armée et le peuple ), la réforme à minima de la Constitution, les milliards envolés, les « mini-Moubarak » qui s’accrochent à leur maroquin dans les médias, les directions d’entreprises et autres lieux de pouvoir etc. Une des noktas (blagues) de la Révolution dit : « Les baltagueyas de Moubarak nous ont balancé des pierres. Nous avons balancé des vannes. Il a trébuché, nous sommes toujours là. Alors, continuons à produire des blagues ! » Des blagues qui fixent l’agenda à venir.

C’est aussi cela, l’imagination au pouvoir. Le pouvoir du peuple, entre rêves et réalité, qui crie « Kefaya », « Assez » de ce monde là! Dans « Shidd Kassourek al Zaree» (Elèves tes palais), une de ses chansons prémonitoires, Cheikh Imam proclamait : « On a souffert et on en a assez // Et on a su qui était la cause de nos blessures // Et on s’est rencontré et reconnu // Ouvrier, paysans et étudiants // Notre heure a sonné et on a commencé à prendre un chemin qui ne connaît pas de retour // Et la victoire se rapproche de nos yeux // La victoire se rapproche de nos mains // ».

Mogniss H. Abdallah
agence IM’média
6 avril 2011

Première publication sur le site Med’in Marseille

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16 commentaires leave one →
  1. Sabreen permalink
    avril 14, 2011 10:24

    cet article sur les chants et chanteurs de la révolution est une vraie anthologie….enchanteur, merci de partager
    S

  2. Mogniss permalink
    avril 15, 2011 11:05

    Nos amis Syriens nous font parvenir une chanson de Samih Choukeir en hommage aux martyrs de Deraa.

    Voici le lien vers la vidéo et sa traduction en français :

    « Hélas »

    Chanson de Samih CHOUKEIR
    dédiée aux martyrs de Dara’a

    Hélas ! Oh, hélas.
    Le déluge des balles sur des gens sans défense. Hélas.
    Comment enfermes-tu des jeunes à l’âge tendre des roses ?
    Toi, enfant de mon pays, meurtrier de mes enfants,
    Tu tournes le dos à l’ennemi et tu me menaces de ton sabre !

    Hélas ! Oh, hélas.
    C’est ce qui se passe à Dara’a.
    Ô Mère, hélas.
    Les jeunes écoutent, la liberté est à la porte.
    Ils sortent pour l’acclamer.
    Ils voient : les fusils leur font face.
    Ils disent : « Ce sont nos frères, ils ne tireront jamais ».
    Mais ils nous ont tiré dessus
    Ô Mère, hélas !
    Pour ce qu’ils nomment « sécurité de la patrie »,
    nous sommes abattus par nos frères.

    Nous ! Mais qui sommes-nous donc ?
    Demandez à l’histoire de lire notre Page.

    Au seul mot de « liberté », le geôlier trépigne.
    Quand la foule crie « liberté », il enrage.
    Il nous lance ses flammes.
    Et nous, nous clamons :
    « Traître est celui qui tue son peuple, quel qu’il soit ».

    Le peuple est comme le destin,
    puissant, quand il se lève rien ne l’arrête.
    Le peuple est comme le destin.
    L’espoir est déjà là.

  3. Mogniss permalink
    avril 15, 2011 11:33

    Ahmed Bassiouni, musicien égyptien tué par la police place Tahrir aux premiers jours de la Révolution du 25 janvier 2011

    

  4. avril 30, 2011 5:18

  5. Adèle Zwicker permalink
    juin 1, 2011 11:08

    Un rayon de lumière qui traverse les nuages et la contamination croissante de l’information dominante, toute au service des puissants d’aujourd’hui et qui ne sait que mentir quand le silence et l’étouffoir général ne suffisent plus.
    Merci pour l’exposé des faits réels, et encore !

  6. Sandrine permalink
    juin 2, 2011 4:47

    Merci Mogniss… quand est-ce que tu viens nous voir?

    • Mogniss permalink
      juin 30, 2011 8:19

      Sandrine,

      Sabah el foul, je te croyais encore à Beyrouth !

      Mogniss

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